REPRISE
Pierre Corneille, Polyeucte, mise en scène par Brigitte Jaques-Wajeman
Théâtre des Abbesses (Paris), janvier 2017.
Toute tragédie commence par son dénouement, et ce n’est pas à la mort du martyr que se termine Polyeucte, mais à la conversion de Pauline et, plus miraculeuse encore, à celle de Félix, à l’ébranlement même du païen que demeure Sévère. C’est sur l’horizon eschatologique et, dans l’Histoire, sur la promesse du prochain triomphe du christianisme sur le paganisme, que s’achève – fin heureuse – la tragédie religieuse de Corneille, dont l’action se situe vers 250 ap. J.-C, au cœur de la persécution des chrétiens. A cet égard, disons-le d’emblée, la mise en scène de Polyeucte par Brigitte Jaques-Wajeman est délibérément, mais on pourrait presque dire saintement iconoclaste, tout comme Pauline se montre « saintement rebelle », enfin, aux lois de la naissance : en transformant ce dénouement, en faisant parler Nietzche plutôt que Corneille dans une ultime phrase dite par Sévère, Brigitte Jaques-Wajeman se montre paradoxalement fidèle à ce qui est propre au théâtre, l’ouverture du sens, que la volonté d’édification refermait chez Corneille. La mise en scène, en remodelant quelque peu (assez peu d’ailleurs) le rôle de Sévère (Bertrand Suarez-Pazos, aussi magnifique ici qu’il le fut dans les rôles de Nicomède, de Suréna, de Massinisse) donne pleine possibilité au spectateur de regarder la tragédie avec les yeux du croyant (de toute confession), comme avec ceux du sceptique, de l’athée, du libertin. Ce qu’elle ne permet pas de célébrer en revanche, c’est le triomphe déclaré légitime d’une religion sur une autre : infidèle en cela peut-être à l’intention du dramaturge, mais pas à l’audace du texte, dans sa version originale surtout. C’est bien en effet Corneille qui place dans la bouche de Sévère ces vers, subversifs en leur temps, sur l’invention et l’usage politique des religions, et cette profession de foi de tolérance.
L’actualité de la pièce saute aux yeux, et il n’est besoin pour cela d’aucune fallacieuse et démagogique « modernisation ». Vieille de bientôt trois siècles, la tragédie de Corneille semble faire retour vers nous, montrant ce qui n’a jamais sans doute desserré son emprise mortifère sur le monde, et qui est face à nous, en nous : la dérive toujours possible (qu’on voudrait croire résistible) de l’idéal en carnage nihiliste, l’habillage de doctrine et de transe – punitive et auto-punitive – dont se pare Thanatos en son muet travail.
A cette toute-puissance obscure, qu’évoquent les murs aux teintes d’orage qui barrent la scène, s’opposent la frêle et forte flamme d’une robe rouge, le creux satiné du lit nuptial. Polyeucte est incontestablement la pièce la plus charnelle de Corneille, où l’expression du désir trouve les accents les plus explicites : c’est bien à l’appel des sens, à l’exultation des corps aussi bien qu’à la tendresse humaine qu’il s’agit d’échapper. Vers quoi ? Le ciel du fond de scène est trou de lumière, mais toile peinte aussi, dont on voit les montants : « imaginations » ou « célestes vérités » (IV, 4) ? La stichomythie n’égalise les points de vue que de façon apparente, montre surtout l’incompréhension, totale, entre deux mondes, la frontière infranchissable sinon par une reddition inconditionnelle de l’un à l’autre. Polyeucte (Clément Bresson, qui donne à ce rôle une énergie d’emblée inquiétante) appartient déjà à l’autre monde, et ce couple généreux que Sévère eût pu former avec Pauline regarde avec nous, glacés, sa métamorphose accélérée en fou de Dieu. Le baptême virilise d’un coup l’époux attendri : c’est en athlète que Polyeucte revient sur scène, cherchant nerveusement l’occasion, qui vient s’offrir aussitôt, d’une violence que matérialise sur scène les marteaux dont le frontispice armait les deux briseurs d’idoles, violence que rendent plus terrible encore, hors-scène, les explosions et les éboulis de la superbe bande sonore. Obtenir la mort est un combat, le seul peut-être que peut encore mener Polyeucte, ce guerrier de sang royal et sans autre avenir que la soumission volontaire à l’ordre impérial garanti par Félix, domination dont la religion romaine est un des instruments. Le bris des idoles est un geste fondamentalement politique, qui place Félix (Marc Siemiatycki, admirable de complexité) au cœur d’un dilemme que Polyeucte, lui, a franchi d’un bond. Famille contre devoir d’état, ambition tressée à la peur, science politique obscurcissant le jugement et interdisant toute croyance en l’homme : l’aveuglement de Félix est bien à la mesure de nos sociétés désarmées devant le fanatisme et sa puissance de séduction. « C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ! » : le cri de Pauline résonne encore lorsqu’elle revient baignée de sang, convertie à cette violence destructrice du culte d’autrui, et d’elle-même. Le sang convertit, mais au sang. Aurore Paris, excellente de bout en bout, donne la note ultime dans ce geste de recul instinctif qu’elle oppose à Sévère qui se penche vers elle, entre amour, pitié, incrédulité dégoût déjà peut-être : la défaite d’Eros est totale, les « tendresses de l’amour humain » vaincues par la jouissance sans bord qu’offre la certitude de l’au-delà peut-être, la mort à coup sûr. La cantate de Bach qui s’élève donne la mesure de cet excès, en vigie chez chacun.
Le vers, impeccablement dit, éclate, saisit, bouscule, sidère tant il est simple, souple et fort. La troupe, d’une égale qualité dans les premiers comme dans les seconds rôles (Stratonice, jouée par Pauline Bolcatto, Néarque, joué par Pascal Bekkar, Albin et Flavian par Timothée Lepeltier) fait entendre comme rarement la totalité du texte en ces articulations subtiles, en ses balancements jamais artificiels. De la fougue qui jette Pauline, encore et malgré elle, dans les bras de Sévère à la prostration finale, une chorégraphie verticale très lisible redresse les corps ou les ploie, les ouvre face au ciel ou leur fait décrire les cercles d’une terrifiante extase.
Brigitte Jaques-Wajeman signe ainsi une lecture forte, résolument engagée de cette tragédie dont le personnage principal inquiétait déjà les contemporains, et qui révoltait Voltaire bien sûr. Une longue tradition de jeu au XIXe et au XXe siècles avait transformé Polyeucte en doux agneau extatique, et le dénouement en chœur angélique. Mais c’est d’un « zèle enflammé » que Corneille anime son saint hors-normes, et la mise en scène restitue, très légitimement et dans tout son noir éclat, cette suspecte ardeur et le sillage sanglant qu’elle laisse sur la terre.
Myriam Dufour-Maître
Université de Rouen, CEREdI
Présidente du Mouvement Corneille
Co-production Théâtre de la Ville-Paris et Compagnie Pandora
Conseillers artistiques François Regnault et Clément Camar-Mercier
Scénographie et costumes Emmanuel Pedduzi
Musique et sons Stéphanie Gibert
Lumière Nicolas Faucheux
Maquillages Catherine Saint-Sever
Du 4 au 20 février 2016, Théâtre des Abbesses (Paris)
Rencontre avec l’équipe artistique le dimanche 14 février à l’issue de la représentation
01 42 74 22 77
www.compagniepandora.com
Voir aussi la Chronique de Fabienne Pascaud, Télérama 3449 du 17/02/16, p.71